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C’était demain : “Is This Tomorrow? America Under Communism”

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[Ce texte est paru dans une version légèrement différente dans le n° 113-114 du Collectionneur de bandes dessinées (octobre 2008).]

Si la guerre froide fut avant tout une politique étrangère, elle n’aurait jamais duré aussi longtemps sans l’assentiment de la majorité des Américains. Le pro-soviétisme caricatural de quelques films hollywoodiens mis en scène entre 1942 et 1945 fit long feu dès la fin des hostilités – ce qui n’avait rien d’étonnant dans un pays où aucun mouvement socialiste n’avait jamais pu s’implanter et où une première paranoïa anticommuniste avait battu son plein en 1919-1920, à une période où de nombreux Américains craignaient que les immigrants européens “radicaux” importent aux Etats-Unis la révolution bolchévique ! En 1947, l’URSS était redevenue un épouvantail pour une majorité d’Américains.

Parmi ceux-ci, une minorité très agissante se sentait particulièrement concernée : les catholiques, frappés de plein fouet par l’absorption dans la sphère communiste de pays d’Europe centrale où leur religion dominait la vie sociale et politique depuis longtemps, tels la Pologne, la Hongrie, l’Autriche et la Yougoslavie (particulièrement la Croatie et la Slovénie). C’est pourquoi l’Eglise américaine compta parmi les lobbies anticommunistes les plus actifs durant la guerre froide — avec quelques catholiques d’origine irlandaise qui s’illustrèrent brillamment dans ce domaine, tel le sénateur du Wisconsin Joseph McCarthy…

On doit à un autre natif du Wisconsin, le Père Louis A. Gales, ce qui fut vraisemblablement le premier comic-book de propagande anticommuniste : le fascicule de 48 pages couleur intitulé Is This Tomorrow: America Under Communism, publié en fin d’année 1947 par Catechetical Guild (CG). Sous la férule vigoureuse du Père Gales, cette maison d’édition située au 145 de la 5e rue Est à Saint Paul (Minnesota), était à l’époque un des principaux éditeurs de presse catholique du pays : son titre-vedette était depuis 1937 Catholic Digest, mensuel qui reprenait des articles abrégés tirés d’autres revues grand public (comme son quasi-homonyme Reader’s Digest…). En 1942, CG s’était lancé dans la bande dessinée avec Timeless Topix [‘Sujets de tous les temps’] : rebaptisé Topix à partir de l’automne 1946, cet illustré mensuel au contenu édifiant avait été conçu durant la guerre pour faire pièce aux comic books dont le contenu était alors jugé nocif (en fait essentiellement les titres de super-héros). Au printemps 1946, la maison avait ajouté à son catalogue Treasure Chest of Comics [‘Coffre au trésor de la bd’], titre diffusé durant l’année scolaire dans les écoles catholiques.

Sur la genèse de Is This Tomorrow, on sait fort peu de choses. Le seul élément dont on dispose à ce jour est la version noir et blanc diffusée à 3000 exemplaires en septembre 1947 avant la sortie nationale de la version couleurs. C’est un document rarissime dont un exemplaire en parfait état s’est vendu aux enchères sur Internet le 18 janvier 2007 pour la coquette somme de 5975 dollars. La couverture de ce fascicule est barrée d’un énorme CONFIDENTIAL qui surmonte un texte de présentation dans lequel les responsables éditoriaux expliquent leur projet : proposer aux lecteurs qui ne sont ni des intellectuels ni des chercheurs une vision de ce qui pourrait arriver si le communisme envahissait les Etats-Unis. Ils ajoutaient : “Il est vrai que IS THIS TOMORROW est destiné à parler aux émotions, mais strictement sur les bases de la raison. Si qui que ce soit est enclin à penser que notre exposé relève de l’imagination, une analyse critique révèlera que chaque image, chaque phrase a des précédents dans la théorie et la pratique communistes.” Le texte précisait également que l’illustré serait diffusé dans les églises, les écoles, les usines, les associations, les détaillants de presse — énumération qui témoignait du lobbying catholique dans la société américaine, où le statut de relative minorité de l’Eglise romaine est depuis toujours compensé par un maillage serré de réseaux dans l’industrie et le monde associatif. Une suite intitulée What Is The Answer? était également annoncée.

Is This Tomorrow fut publié le 1er novembre 1947. Il existe au moins trois versions de sa couverture : la plus répandue, celle qui montre six personnages en train de se battre devant un drapeau américain en feu, fut imprimée avec ou sans la mention ‘10¢’ dans le coin supérieur droit, selon qu’il s’agissait d’exemplaires destinés à être vendus ou distribués gratuitement ; la troisième version, beaucoup plus frappante visuellement, montre une main géante ouverte prête à s’abattre sur une église et une usine avec le sigle soviétique de la faucille et du marteau dans le coin supérieur droit. Le lecteur qui ouvrait le fascicule découvrait en 2e et 3e de couverture des textes expliquant la réalité du danger communiste et l’importance de tout faire pour empêcher qu’il contamine les Etats-Unis ; la 4e de couverture proposait “10 commandements de citoyenneté” pour combattre le communisme, parmi lesquels on pouvait lire “Soyez tolérant des autres races, religions et nationalités”, “Pratiquez votre religion”, “Lisez journaux et magazines avec un oeil critique”, sans oublier “Soyez américain d’abord.”
Le récit en est apocalyptique. “Peu après la fin de la seconde guerre mondiale”, à la suite d’une année de sécheresse, les Etats-Unis se trouvent menacés par la famine; pour les lecteurs de la fin des années 40, c’était une allusion transparente au “Dust Bowl” (nom donné aux dérèglements climatiques qui avaient asséché le centre des Etats-Unis au début des années 30 et précipité dans la précarité et l’errance des milliers d’agriculteurs pendant les pires années de la dépression). C’est le moment que choisit le Kremlin pour ordonner à ses agents sur le sol américain de prendre le contrôle du pays. Leur chef, le nommé Jones, sosie à cheveux blancs de Lénine, organise alors l’infiltration méthodique du pays en prenant le contrôle des médias puis en noyautant le monde ouvrier et l’armée. Au fil du récit, on voit successivement les nouvelles autorités abattre les chefs d’état-major, arrêter les membres du Congrès, exécuter des hommes d’église tandis que les enfants sont endoctrinés pour dénoncer leurs parents si ceux-ci résistent au nouveau régime. A la dernière page, lors du banquet tenu par les chefs communistes pour célébrer l’ordre nouveau, Jones meurt subitement d’une crise cardiaque ; mais, dans la dernière case, son numéro 2, Brown annonce : “Je vais prendre la relève de Jones. Le communisme ne repose pas sur un seul homme. C’est une conception du gouvernement qui vise à diriger le monde.”

Qui écrivit ce scénario ? Difficile à dire. Probablement pas le Père Gales mais peut-être F. Robert Edman, le rédacteur en chef de Topix, ou un scénariste anonyme. La question du graphisme est plus attrayante. Un examen attentif des 48 pages montre qu’elles ont été produites par moins quatre dessinateurs différents, aucun ne brillant d’ailleurs par un talent particulier. Et pourtant, l’un de ces tâcherons devait devenir l’auteur de bandes dessinées américain le plus connu au monde. Né à Saint Paul en 1922 et habitant à l’époque à Minneapolis, à quelques kilomètres de là, ce jeune homme qui avait appris le dessin par correspondance avait été engagé en 1946 par Roman Baltes, directeur artistique de Topix, pour assurer le lettrage des bulles en anglais, mais aussi pour les éditions étrangères en espagnol et en français. Pour le récompenser de la qualité de son travail, Baltes lui demanda quelques mois plus tard d’illustrer quatre pages d’une histoire “où il était question de soldats” [Cf. “Charles Schulz”, interview accordée à Shel Dorf, Comics Interview 47 (1987), p. 15 ; David Michaelis, Schulz and Peanuts: A Biography (Harper, 2007), pp. 166-167]. Ce n’était autre que Is This Tomorrow et le jeune dessinateur s’appelait Charles M. Schulz, futur créateur de “Peanuts.” L’auteur de ces lignes, néanmoins, se doit d’avouer qu’il lui a été impossible de repérer où que ce soit dans le fascicule une case ou un dessin suggérant le style de Schulz : le réalisme médiocre de ces pages n’a aucun point commun avec le graphisme simplifié et en rondeur de Charlie Brown et Snoopy.

Il semble que Is This Tomorrow fut diffusé à 4 millions d’exemplaires. C’était un chiffre colossal : à titre de comparaison, il représentait le double du tirage de Walt Disney’s Comics & Stories, à l’époque le comic book le plus vendu avec avec 2 millions d’exemplaires par numéro. Il est vraisemblable que la majorité des fascicules furent distribués gratuitement dans les écoles et patronages et à la sortie des usines. Ce qui est certain, c’est qu’ils ne passèrent pas inaperçus. Un entrefilet publié dans le Time Magazine du 17 novembre 1947 racontait que le quotidien communiste The Daily Worker avait qualifié l’illustré de “fasciste, hitlérien, d’un fascisme sans fard, un brûlot pour l’esprit des enfants d’Amérique, une propagande belliciste fasciste, antisémite, antidémocrate, le Mein Kampf des enfants.” Son rédacteur en chef John Gates avait demandé dans un article rageur que le ministère des Postes en interdise l’expédition postale, que le ministère des finances prenne des sanctions fiscales contre les éditeurs et que le ministère de la justice les “poursuive pour incitation à la violence et pour avoir imprimé des calomnies criminelles.” Le journaliste communiste avait eu entre les mains la version “confidentielle” noir et blanc : celle-ci contenait des cases finalement enlevées de la version couleurs, dont une qui montrait un cardinal crucifié par des communistes sur la porte d’une église. Il est vrai qu’en termes de propagande, les communistes n’avaient rien à apprendre aux catholiques.

Is This Tomorrow connut non seulement une diffusion énorme sur le territoire américain mais il eut au moins trois adaptations étrangères. Il existe une version australienne (Is This Tomorrow: Australia Under Communism), une version française pour le Québec (A quand notre tour ? Le communisme au Canada) et une version turque intitulée Kizil Tehlike  (qui signifie “Danger écarlate”). Publiées en 1949, toutes trois furent adaptées aux réalités du pays où elles devaient être diffusées : dans la version québécoise, les cases représentant le bâtiment du Congrès et la carte des Etats-Unis furent remplacées par des dessins du Parlement d’Ottawa et d’une carte du Canada ; dans la version australienne (imprimée en noir et blanc), la couverture représentait une carte de l’Australie entièrement rouge barrée d’une faucille et d’un marteau et la crise permettant la prise du pouvoir par les communistes n’était pas une sécheresse mais une grève paralysant les bassins houilliers, élément beaucoup plus réaliste dans l’Australie de l’après-guerre.

Malgré une légende solidement ancrée, la propagande anticommuniste caricaturale fut un feu de paille aussi bien dans les comic books qu’au cinéma. Tout comme Hollywood produisit seulement une vingtaine de brulôts antisoviétiques, on compte un nombre équivalent ou inférieur de comic books dans la même veine produits après la guerre. Le coup d’éclat éditorial de Is This Tomorrow, avec son tirage énorme et une couverture médiatique considérable pour l’époque, ne se répéta pas. Non seulement Catechetical Guild ne publia pas la suite annoncée mais deux autres fascicules anticommunistes prévus pour 1950 connurent des destinées mitigées. Blood Is the Harvest (Moisson de sang), dont la couverture montrait un jeune soldat soviétique sur le point d’exécuter un couple de paysans aux yeux bandés, racontait comment l’URSS endoctrinait sa jeunesse et ambitionnait de faire de même avec la jeunesse des Etats-Unis ; il eut une diffusion confidentielle, sans comparaison avec celle d’Is This Tomorrow. Quand à If The Devil Would Talk (Si le diable parlait), fascicule faisant le procès de la laïcité, sa parution fut annulée en interne tant il fit l’objet de critiques du conseil d’administration de la maison d’édition ; une version modifiée fut publiée huit ans plus tard, sans grand bruit.

Les comic books anticommunistes publiés sous l’égide de l’Eglise catholique constituent un témoignage historique passionnant à plusieurs titres. Ils illustrent les formes que prit le propagandisme antisoviétique le plus excessif au moment où les revues de bande dessinée étaient considérées comme un moyen de communication de masse de grande ampleur — mais c’est cette popularité même qui coupa l’herbe sous le pied de l’entreprise de propagande. En effet, le double échec éditorial de 1950 coïncida avec une période où les illustrés subissaient le tir de barrage des protecteurs de l’enfance de tous ordres, au premier rang desquels se trouvaient… les catholiques. Regorgeant d’images violentes, choquantes, effrayantes (pour les normes des autorités ecclésiastiques de l’époque du moins), Blood Is the Harvest et If the Devil Would Talk ne purent bénéficier du contexte faste de l’automne 1947 où la popularité commerciale des comic books, pas encore affectée par la campagne d’opinion à leur encontre qui n’allait prendre de l’ampleur que l’année suivante, fut amplifiée par l’enthousiasme du public américain pour la nouvelle politique antisoviétique du Président Truman. Le contraste entre le succès de 1947 et les échecs de 1950 constitue un bel exemple de la délicatesse et de la fragilité des mécanismes de propagande, qui finissent parfois par se retourner contre leurs initiateurs !


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